LIBÉRATION, Jérôme Lefilliâtre, samedi 15 avril 2023


Fissions familiales
La quête d’un père inconnu, ingénieur du nucléaire.

C’est un récit composite qui navigue avec adresse entre trois pronoms : «je»«tu» et «il». Le premier sert de support à l’autrice et narratrice pour raconter la quête-enquête qu’elle mène, objet central de ce livre étonnamment haletant ; les deux autres servent à désigner le père biologique qu’elle ne connaît pas, ou si peu. Pourquoi ces deux options, pour un seul et même personnage ? Parce qu’ils offrent à Rinny Gremaud le loisir de jouer entre le romanesque et le réel, de passer à son gré de l’un à l’autre. Le «il» dit le plus souvent ce qu’elle connaît assurément de lui, tandis que le «tu» ouvre les portes de son imagination pour combler les vides biographiques et psychologiques de l’absent. «Et si je faisais de toi une fiction ? se demande l’écrivaine. Ce serait te rendre au statut de fantôme, te rendre, ou plutôt te condamner, te saisir à jamais dans le filet de ma fantaisie.» Et tant pis si cette ambition très littéraire et son aboutissement déplaisent à l’intéressé : «Peu importe que tu ne t’y retrouves pas, que tu protestes éventuellement. Pour qu’il en eût été autrement, il aurait suffi que tu me racontes cette histoire toi-même. Que tu me répondes à ma lettre. C’est ta lâcheté qui m’aura rendue toute-puissante.»

De l’homme inconnu mais toujours vivant à plus de 80 ans, Rinny Gremaud, par ailleurs journaliste pour le média suisse le Temps, sait essentiellement une chose : ce géniteur a mené une carrière d’ingénieur mécanicien dans l’industrie du nucléaire civil, celle qui génère de l’électricité. Il faut entendre le titre, Generator, en ce double sens. La mère de l’autrice, il l’a rencontrée sur le chantier d’une usine atomique où il œuvrait comme cadre et elle, comme interprète. «Je suis née en 1977 dans une centrale nucléaire, au sud de la Corée du Sud», écrit aujourd’hui leur fille, d’une phrase saisissante qui ouvre le livre. C’est l’annonce, quarante ans plus tard par les autorités coréennes, de la fermeture de cette unité, située précisément à Kori, qui lui a donné l’envie de se pencher sur une histoire aussi industrielle («le premier âge atomique») que familiale («une vase profonde, un sédiment si ancien que je croyais pétrifié»).

Débute alors une aventure à travers la planète, une entreprise mi-journalistique mi-rêveuse, drôle, subtile et émouvante, à l’élégante écriture. Rinny Grimaud visite les lieux emblématiques de la vie de son père : l’île galloise sur laquelle il a passé son enfance, Taïwan où il a fondé la famille qu’il a choisie, la Corée du Sud où il a délaissé l’autre (celle de l’autrice), l’Etat du Michigan où il a fini par s’établir. L’autrice, qui pourtant «déteste les Etats-Unis d’Amérique», va jusqu’au bout de la démarche, jusqu’à la ville de résidence actuelle de l’inconnu, et même jusqu’à son domicile, dans une scène finale très réussie, qui mêle brillamment le grotesque et le mélancolique.

En chemin, et ce n’est pas le moindre intérêt du livre, elle nous fait voir un décor familier qu’il est possible d’observer un peu partout dans le monde, celui des centrales nucléaires. Cela tombe bien, elles «ont cette tendance à occuper des paysages somptueux, dans la mesure où leurs besoins convergent en partie avec ceux du touriste romantique : à bonne distance des métropoles populeuses, elles aiment à s’ancrer dans des sols rocheux et stables d’où elles peuvent baigner leurs circuits dans l’eau d’une mer fraîche». Rinny Gremaud ne fait pas que décrire les alentours. Elle plonge aussi ses mots dans les entrailles d’une activité monumentale, fabuleusement prodigue et pour cela irrésistible, dangereuse aussi, sans rechigner aux explications techniques mais sans jamais ennuyer. Surtout, elle conte une ère que l’on a crue révolue après l’accident de Fukushima, et que l’on voit une décennie plus tard, dans un retournement inattendu de l’Histoire, reprendre de la vigueur à la faveur de la lutte contre le changement climatique. Cette époque, c’est celle où les individus comme son père faisaient figure de bâtisseurs, ces «cadres supérieurs du secondaire» aux avant-postes de la mondialisation : «Qui se rappelle encore que l’avenir appartenait alors, non pas au banquier d’affaires, au héros de la téléréalité et au footballeur professionnel, mais aux ingénieurs de l’industrie des machines ?» Ceux-là ont laissé des traces indélébiles. Toutes celles qu’essaie de retrouver Rinny Gremaud par Generator.