LIBÉRATION, Sonya Faure, jeudi 5 janvier 2023


Le portrait

Camille Froidevaux-Metterie, incarnée

La philosophe, qui a mis le corps au cœur de sa pensée féministe, publie son premier roman.

Son corps à elle adore danser. Et chanter (pas toujours juste) du jazz. Il aime cuisiner et plus encore manger le Paris-Brest préparé par son fils étudiant. La philosophe Camille Froidevaux-Metterie a écrit sur le corps, sur les corps des femmes et sur le sien. Le sien aime se déguiser aussi. La dernière fois, c’était en Simone de Beauvoir. Elle s’était bricolé un baise-en-ville en carton avec une couverture du Deuxième Sexe et distribuait aux invités des citations du livre fondateur. Le jour où nous nous sommes rencontrées, elle a plongé sa main dans le sac en carton, en a tiré une paperole qui restait de la soirée et nous l’a donnée : « La femme comme l’homme est son corps : mais son corps est autre chose qu’elle. »

Elle raconte tout de lui, souvent même avant qu’on lui demande. Son poids (60 kilos), les « attaches fines » qu’elle tient de son père, ses bras « trop ronds ». Camille Froidevaux-Metterie met au centre de ses livres la dimension incarnée de la vie des femmes, largement oubliée, selon elle, par les féministes d’après les années 70, plus investies dans les revendications d’égalité salariale ou les études de genre. « Ce discrédit du corps des femmes par les féministes elles-mêmes n’est pas étonnant puisqu’il a bel et bien toujours été le lieu de la domination masculine. » Pourtant c’est aussi par le corps que viendra l’émancipation dit-elle, et que ces dix dernières années lui ont donné raison : « Une nouvelle génération a investi les questions corporelles : les règles, le clitoris, les violences sexistes et sexuelles, la maternité et maintenant la ménopause. » C’est ce qu’elle appelle « la bataille de l’intime ».

Aujourd’hui très lus pas les féministes plus jeunes (Victoire Tuaillon est l’une de ses grandes amies), ses travaux n’ont pourtant d’abord pas été adoubés par toutes. Sans doute parce que Camille Froidevaux-Metterie n’a pas un parcours intellectuel classique et rectiligne. Elle a mené sa thèse sur les rapports entre religion et politique sous la direction de Marcel Gauchet, avant de s’engager en philosophie et d’« entrer en féminisme » comme elle dit. Mais surtout parce qu’elle y pénètre par effraction avec ses réflexions sur la maternité, l’anorexie, l’apparence ou le maquillage. Pire, elle remet au goût du jour le « féminin ». En 2015, quand sort son essai La Révolution du féminin, certaines critiquent une vision trop biologique de la condition des femmes. Elle plaide au contraire qu’elle s’inscrit dans le sillage de Beauvoir et de la philosophe américaine Iris Marion Young. Elle définit le féminin comme « un rapport à soi, aux autres et au monde qui passe nécessairement par le corps ». « Penser le corps féminin, cela n’implique pas d’avoir des seins ou un utérus, c’est être considérée comme un corps “à disposition”, qu’on soit une femme cis ou trans. » On lui reproche aussi de n’être pas assez politique. « Elle travaille à la réconciliation des femmes avec leur corps, estime la philosophe Geneviève Fraisse. Elle part du “je”. » Mais Camille Froidevaux-Metterie s’est vite imposée. « Elle a construit une œuvre importante », soutient la philosophe Sandra Laugier.

On est assise le dos tout contre sa « bibliothèque féministe », dans le bureau de son appartement parisien biscornu qui en relie en réalité deux (elle est locataire). C’est ici qu’elle a écrit son premier roman, Pleine et douce, sorti cette semaine, illustration chorale de ses thèses philosophiques où elle emprunte la voix de douze femmes de tous âges et parvient à se glisser littéralement sous la peau d’une nouvelle-née, ou d’une mère toxique et pourtant vulnérable.

Sur le mur d’en face, une autre bibliothèque où Nietzsche est à touche-touche avec Mme de Staël et où Cioran côtoie Monique Wittig. Les hommes ne sont pas exclus de ses livres (elle s’y appuie sur Merleau-Ponty ou le philosophe belge Jacques Dewitte), mais en littérature « je ne lis quasiment que des femmes ». Virginia Woolf, Sylvia Plath, Emmanuelle Bayamack-Tam… Laurent Metterie, son compagnon depuis ses 25 ans, avec lequel elle a signé un documentaire sur les Mâles du siècle, a installé le bureau de sa boîte de prod à l’autre bout de l’appart. Leurs enfants s’appellent Rose et Adam, elle s’en amuse : « Je n’avais pas conscience de leur donner des prénoms si emblématiques de leur genre. »

Dans ses essais aussi, elle tient à écrire « je », part d’une expérience de sa vie, de celles d’autres femmes dont elle collecte les témoignages pour développer de manière souvent lumineuse autant que précise une démonstration plus générale, mais toujours incarnée. « Ce n’est pas qu’elle se mette en scène, c’est encore autre chose, proche de l’artistique , témoigne Laurent Metterie. Comme si elle annonçait : je vous explique quelque chose, et je vais vous le danser. » Son arrivée à la philosophie féministe est d’ailleurs aussi une affaire intime. La veille de passer l’agrég de science politique, elle apprend qu’elle fait une fausse couche. Passe malgré tout huit heures en loge. Rentre à l’hôpital le surlendemain pour un curetage. « Jamais il ne m’est venu à l’esprit de demander un report. » Elle n’obtient son premier poste à l’université qu’à 33 ans, au moment où elle est enceinte de son premier enfant. Elle donne ses premiers cours quand il n’a que 6 semaines. « Qu’est-ce que cette vie où nous sommes sommées d’oublier nos corps ? »

On imagine que c’est aussi une violence, ou en tout cas une exigeante règle du « je », de s’exposer ainsi. Dans son meilleur livre, Un corps à soi, elle raconte avoir surpris la conversation entre une mère et sa fille dans la cabine d’essayage à côté de la sienne. La première assurait à la seconde qu’elle était belle. « Je suis restée figée. C’était donc possible cette tendresse incarnée ? Et j’ai pleuré sur mon corps de jeune fille qui n’avait jamais reçu rien de tel. » Elle est l’aînée d’une fratrie de trois. Grandie dans le VIe arrondissement de Paris, père architecte, mère issue d’un milieu modeste, fille de militaire alsacien. Le jour de ses premières règles, Camille Froidevaux reçoit pour seul commentaire de sa mère : « Il y a ce qu’il faut dans la salle de bains. » A l’époque, elle veut déjà danser. « Mais petite fille rondelette, je n’aimais pas être boudinée dans mon justaucorps rose. Puis j’ai été une ado grosse et j’ai décidé que ça n’était pas pour moi. » Elle surjoue alors les codes de la féminité avec ceux du new wave, bouche très rouge, teint très blanc. Elle est boulimique. Entre 15 et 25 ans, « j’ai fait n’importe quoi avec mon corps ».

Aujourd’hui toujours, et alors qu’elle n’a plus les kilos de sa jeunesse, elle détourne le regard en passant devant les miroirs. « Il y a des choses qui sont engrammées trop profondément pour qu’on puisse s’en débarrasser définitivement. » Elle a pourtant trouvé cette « coïncidence à soi », dont elle parle souvent. Mais elle dit aussi : « Ironie du destin, alors que je suis arrivée, passé 50 ans, à trouver cette forme de joie d’être en adéquation avec mon corps, je dois maintenant vivre avec le vieillissement. » Elle pense déjà au livre qu’elle va écrire sur le sujet.

1968 Naissance à Paris.

2015 La Révolution du féminin (Gallimard).

2021 Un corps à soi (Seuil).

5 janvier 2023 Premier roman Pleine et douce (Sabine Wespieser).