LUXEMBURGER WORT, Sophie Guinard, samedi 23 janvier 2016


« Bondir et rebondir »

« Entre passé obsédant et réalité du présent, un premier roman prenant.
Une femme enceinte tétanisée au-dessus d’un grand requin blanc qui nage sous elle : arrêt sur image saisissant de ce début de roman. Cette jeune femme s’appelle Marjorie ou Tin, selon les époques. Son histoire personnelle est complexe, elle arrive à un tournant de sa vie, les remises en questions sont là… Dès la première ligne, le lecteur est sous le charme…
Une nostalgie tenace secoue la narratrice. Arrivée en France à cinq ans fuyant le régime khmer, elle entre à l’Opéra de Paris où une discipline de fer en fait une danseuse étoile. Marjorie est une rêveuse doublée d’une cérébrale dont le corps est son instrument et sa voix.
Elle vit avec Paul, son double lui aussi blessé par la vie, dont la rencontre fut une incandescence jamais renouvelée. Choc des mondes, choc des contraires, idéalisme contre pragmatisme, il en résulte un bel amour et une petite fille. Mais à la suite de blessures à répétition, la jeune maman doit mettre un terme à sa carrière. Arrive le temps des questionnements… Pourquoi la forteresse de son couple semble-t-elle baignée d’un sentiment poisseux d’insuffisance ? Pourquoi son passé et les souvenirs d’une époque révolue reviennent-ils toujours comme un boomerang ?
Roman de l’exil et de la prise de conscience de la nécessité de vivre avec son passé plutôt que de le fuir, ce premier roman de Caroline Broué est un petit bijou de maîtrise et de finesse.
Alternant des tranches de vie, il met en scène les personnages dans toute leur complexité au fil d’allers-retours spatio-temporels. L’auteure – diplômée de Sciences politiques et de Lettres modernes et travaillant à France Culture – parsème son texte de références artistiques sur la danse, le cinéma, la littérature, toujours à bon escient, d’une écriture pleine de trouvailles poétiques et métaphoriques. Des surprises aussi, comme le déconcertant voyage à Ouarzazate, ou l’inénarrable Coralie, l’amie de cœur dépressive qui décortique vainement sa vie. Jamais on ne la « voit », mais ses conversations téléphoniques sans ponctuation avec Marjorie sont autant d’intermèdes qui remettent bien des choses en perspective.
En refermant ce livre, certaines images restent comme en suspension : le requin, la bibliothèque de Barbe-Bleue, les photomatons de victimes khmères affichés dans le métro parisien, une vieille fée délivrant la sagesse et la fortune… Succession de plans, de lieux, de personnages qui dessinent un paysage plein de souvenirs et d’une certaine idée du bonheur. »