RTS, « Qwertz », Francesco Biamonte, jeudi 5 septembre 2024


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Dans son nouveau roman L’Agrafe, Maryline Desbiolles panse les blessures de la guerre d’Algérie, sans quitter un vallon de l’arrière-pays niçois. Disponible depuis quelques jours dans les librairies, ce livre a obtenu mercredi le Prix littéraire « Le Monde » 2024.

La première image: dans la lumière étincelante d’un matin d’hiver, vue d’assez loin, une fille court sur les collines de marne grise. Elle court d’une course « saccadée, capricante, écrit l’autrice. Une vraie chèvre désormais plutôt que le cheval qu’elle fut. »

Cette image de la course dans le vent nous conduit à l’infirmité qui rend cette démarche saccadée. Car Emma, la protagoniste, c’était auparavant la pure joie aérienne de courir. On apprendra plus tard que sa jambe a été blessée: un os (l’agrafe qui donne au livre son titre) a été broyé. Broyé par la morsure d’un chien. Un chien dont son maître dira, plus tard, plus loin dans le livre, qu’il n’aime pas les Arabes.

La vie des harkis installés en France
C’est ainsi que nous, lecteurs et lectrices, sommes mis sur la trace des origines d’Emma. Tout comme elle-même, qui prend conscience d’être descendante de harkis. Ce n’était pas jusqu’alors un secret, mais pas un sujet non plus. Le livre nous conduit avec elle dans l’histoire des combattants algériens qui ont porté les armes pour la France pendant la guerre d’Algérie (1954-1962).

Sur place, ils auraient été massacrés en tant que traîtres après la guerre, de sorte qu’ils seront installés en France. Installés, oui, mais pas accueillis. Un peu cachés, à l’écart, par exemple dans un vallon de l’arrière-pays niçois, à deux kilomètres du village d’Emma. Exploités aussi.

L’oncle d’Emma, Akim, rebaptisé Jean-Pierre, ou JP, à son arrivée en France, lui raconte pas mal de choses sur ce hameau, sur la vie des harkis… et le rythme de sa parole compte pour elle autant ou davantage que ce qu’il raconte. Pourtant, paradoxalement, on ne lira jamais ses mots à lui. Ce que l’on apprend dans le livre, on l’apprend souvent par des personnages dont on n’entendra pas directement la voix.

Une instance narrative en « on »
Car le récit est entièrement pris en charge par une instance narrative assez étonnante: un « on » qui est à la fois l’autrice, les lecteurs, vous, moi, les gens du village… Or « on » ne se sait pas tout. « On » peut se montrer attentif, tendre l’oreille vers les voix des personnages, sans toujours parvenir à les entendre. Cette instance narrative, ce « on », se précise peu à peu au fil du texte. Mais jamais ce « on » n’est circonscrit tout à fait.

Des personnages non plus, donc, « on » ne sait pas tout. Le texte suggère leurs contradictions, les accepte sans chercher à les résoudre. C’est ainsi que Maryline Desbiolles, dans un geste littéraire et éthique, préserve et respecte le secret des histoires et des êtres.

Une langue parfaitement précise
Le texte tisse ainsi son faisceau de bribes. Plus proche du réel que si l’autrice prétendait en avoir une compréhension cohérente. Evasive dans une langue parfaitement précise.

Cette technique permet en outre à Maryline Desbiolles, dans une impressionnante maîtrise de la musique de sa langue, de développer une lente progression des révélations. Elles précisent peu à peu le propos sans le réduire ou le circonscrire. Sans l’enfermer dans les mots qui le révèlent. L’écriture est ici un art du dévoilement.

Une écriture qui jamais n’élève la voix. Elle suit un mouvement doux comme une pièce de bois d’olivier amoureusement polie. Après tout, voici près d’un demi-siècle que l’autrice cultive l’art des mots, s’incline devant leur mystérieuse noblesse. Une écriture lumineusement déliée qui vole, glisse sur la page. A l’image du vent qui souffle dans cette histoire. Le vent dans lequel Emma aime courir. Le vent qu’aimait tellement sa grand-mère, qu’elle n’a pas connue, quand, jeune fille en Algérie, elle gardait dans le vent ses chèvres bien-aimées, et « chérissait chacune d’elles ».

Se dévoile alors une guérison. Non pas celle de l’os – la blessure et l’infirmité sont pour toujours. Mais la guérison du cœur, bercée par les chansons murmurées par Emma. Des chansons aux paroles inaudibles et secrètes. Peut-être un peu, un jour, la guérison d’une blessure historique.

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