- Livre : En vérité, Alice
- Auteur : Tiffany TAVERNIER
- Revue de presse
UNTITLED MAGAZINE, Mathilde Ciulla, vendredi 12 janvier 2024
Tiffany Tavernier revient avec un troisième roman qui installe les mécanismes dramatiques de l’emprise dans un couple. Un récit chirurgical, glaçant mais ponctué d’espoir dans lequel une jeune femme grandit, lestée du déni de la violence et soutenue par un nouvel entourage professionnel qui nous plonge dans les vies de celles et ceux qui ont voulu faire le bien. En vérité, Alice s’en sortira-t-elle ?
Dès les premières pages, le mystère est levé : Alice vit sous l’emprise de son compagnon, un homme dont le nom ne nous est jamais donné. Elle ne travaille pas, doit s’occuper de la maison, lui envoyer trois coeurs par SMS régulièrement et des selfies quand elle sort faire les courses pour qu’il sache toujours où elle est. Elle a cessé de voir ses ami.es et ne répond plus aux appels de sa mère. Son entourage ne voit pas qu’elle tente de le sauver, de le guérir des coups reçus dans l’enfance par son amour et sa compréhension. En installant une atmosphère de malaise, Tiffany Tavernier décortique ce qui mène à l’isolement d’une femme sous l’emprise d’un homme sous le prétexte d’un amour fusionnel.
Promouvoir la cause des saints et aimer un monstre
Comme l’argent vient à manquer, l’homme oblige Alice à trouver un emploi, elle qui avait arrêté ses études à sa demande pour emménager chez lui, elle qui a un trou dans le CV de plusieurs années. Cette recherche d’emploi, dans l’urgence et sous la pression incessante de son conjoint, montre l’étendue de l’emprise et de la domination qu’il exerce sur la jeune femme. Alice est pétrie de l’envie de bien faire mais finit par se sentir comme un poids, vivant à ses crochets, inutile. D’autant plus inutile qu’elle ne souhaiterait rien de plus de fonder une famille avec lui, de lui offrir ce qu’il n’a pas eu quand il était enfant. Mais rien à faire, elle enchaîne les fausses couches, ce qui l’enfonce chaque fois un peu plus dans la solitude.
« Et maintenant cette boule dans son ventre à la seule idée de prendre le métro pour chercher du boulot tandis que, dans la chambre, il la traite de « princesse ». Comme s’il méritait ça. Lui qui, depuis toutes ces années, sacrifie tout pour elle alors qu’elle, de son côté, quoi, sinon ces deux fausses couches ? L’a-t-il quittée pour autant ? S’est-il barré avec une autre ? Les demandes pleuvent, il le pourrait. Mais non, par amour pour elle, il reste. »
Et c’est finalement une annonce inhabituelle qui va permettre à Alice de trouver un emploi : elle va devenir assistante pour le promotorat des causes des saints au diocèse de Paris. Elle n’y connaît rien mais ses restes de formation en droit semblent suffire pour être embauchée. Aux côtés d’Alice, nous nous prenons à relâcher notre souffle : la jeune femme va enfin pouvoir sortir de chez elle, être à nouveau entourée et avoir une indépendance financière le jour où elle voudrait mettre fin à cette relation toxique.
Solitude et enfermement
Mais bien évidemment, se libérer d’une telle emprise n’est pas chose simple et malgré les actions et le soutien de son nouvel entourage professionnel qui commence à la mettre en garde, Alice trouve des excuses à cet homme qui va jusqu’à faire des crises de jalousie en raison de sa proximité avec un prêtre, son supérieur hiérarchique. La forme originale de ce roman, notamment à travers l’ajout de morceaux de vie de saint.es et d’extraits qui se rapportent à Dieu, mais surtout de ces monologues internes à la protagoniste, renforce l’impression d’enfermement d’Alice, l’épuisement à cause du temps passé à se questionner et le désespoir face à sa situation. Tiffany Tavernier semble ainsi insister sur la solitude de sa protagoniste et nous donner à voir de l’intérieur ce qu’elle vit au quotidien.
« Qu’est-ce qui m’a pris de douter de lui, d’écouter Anne-So, le rire d’Anne-So, les conseils d’Anne-So, tandis qu’il se confond, une fois de plus, en excuses. Ce matin, à la gare, il avait bu, c’est vrai, il avait si peur que je lui dise c’est terminé. En me voyant partir à mon boulot, il a complètement paniqué, mais il va se prendre en main, il me le jure, en commençant par consulter un addictologue pour en finir avec tous ces monstres dans sa tête, il a, cependant, tellement besoin de savoir si, oui ou non, je suis prête à faire ce bout de chemin avec lui, si, oui ou non, je suis disposée à l’accompagner, à le sauver, à le pardonner, je suis si importante à ses yeux, sans moi à ses côtés, il n’y arrivera jamais […] »
Au fil des chapitres, l’autrice ajoute également d’autres sujets qui viennent s’entremêler à celui de cette violence et qui rajoutent à la complexité de la situation de la jeune femme : le déracinement, la foi, les relations familiales, l’alcoolisme, la maternité. En étant le réceptacle de ces nombreuses interrogations, Alice touche à l’universel et nous rappelle que, bien que les personnages changent, les mécanismes de la domination et de la mise en place de cette emprise restent les mêmes.
De son style toujours doux mais efficace, Tiffany Tavernier construit une narratrice attachante qu’on a envie d’accompagner sur le chemin de la libération.