WWW.ATLF.ORG (Association des Traducteurs Littéraires de France), la chronique de Corinna Gepner


« Harmonies et discordances »

« Au cours de l’été 1937, le jeune Franz Huchel arrive de ses montagnes autrichiennes à Vienne, pour travailler chez le buraliste Otto Tresniek. Invalide de guerre, celui-ci s’est construit avec son petit commerce un univers à ses dimensions, étroit d’espace mais large d’horizon : ses havanes – lui-même ne fume pas – et ses journaux lui permettent de se relier au monde et de réfléchir aux évolutions sociales et politiques de son pays. Avec lui, Franz se fait rapidement à sa nouvelle vie. Mais très vite les difficultés surgissent : le jeune homme tombe amoureux d’une artiste de cabaret, Anezka, dont les dérobades continuelles le poussent au désespoir ; et surtout il est confronté à la violence incompréhensible de son environnement, gagné par l’idéologie fasciste. Otto Tresniek, qui refuse de boycotter sa clientèle juive, paie le prix de son courage. Désormais livré à lui-même, Franz s’efforce de trouver du soutien auprès d’un fidèle client du tabac, le Dr Freud en personne. Mais à l’heure où il faudra prendre position, Franz se retrouvera seul.

Quatrième roman de l’auteur et premier à être traduit en français, Le Tabac Tresniek est une sorte de récit de formation en accéléré, où la situation politique oblige le héros à faire en quelques mois son apprentissage intellectuel et amoureux à la seule fin – mais cela il l’ignore – de prendre, le moment venu, la décision qui engagera toute sa vie. Ancré dans la violence la plus crue, ce roman n’en est pas moins jubilatoire par la grâce d’une écriture très directe, d’une incroyable vitalité et d’une truculence constante.

Ce singulier mélange d’ironie grinçante, de tendresse et d’émotion est irrigué, on le sent, par une colère qui agit comme une sorte de liant. Seethaler est loin d’en avoir fini avec le passé, mais pas seulement parce qu’il veut réitérer les appels à la vigilance. Il y a dans cet ouvrage une croyance forte et tenace en la valeur des gestes : un mère qui se transforme en maman, un échange de cartes postales en guise de relation épistolaire, des rêves que l’on couche par écrit pour les afficher sur une vitrine… C’est dans la délicatesse de ces gestes, dans leur capacité à dilater l’imaginaire, que se niche la résistance la plus efficace. De ce point de vue, la fin du roman signe le triomphe ultime du geste gratuit, sans attente de retour, qui permet au germe de l’amour de renaître au cœur des ruines. Un très beau texte, traduit avec beaucoup de finesse et de passion. »