Couchée sur l’herbe dans sa robe bleue, Alice Bienaimé est sous le choc. Son père vient de la gifler. Sans penser à mal, dans l’euphorie d’une fin d’après-midi dansante, elle s’était mise à onduler, comme envahie par la force obscure d’autres rythmes. Mais la transe n’a pas droit de cité dans la stricte éducation donnée par sa famille petite-bourgeoise de Port-au-Prince, qui a fait tant d’efforts pour s’arracher à son ascendance africaine.

Cette scène de 1942 sera fondatrice : destinée à devenir «une jeune fille rangée», Alice a toujours voulu danser. Si, de guerre lasse, ses parents l’ont autorisée à suivre les cours d’une Française venue de l’Opéra de Paris, ils n’ont jamais rien su de son initiation aux danses traditionnelles et au culte vaudou. Ni de sa fascination pour les mystères de l’arrière-cour, là où leur servante, Man Bo, lui racontait les légendes de leur île.

Dans la maison du père est le premier roman de Yanick Lahens : la force poétique et politique de son écriture de même que les leitmotivs de l’œuvre à venir sont tout entiers contenus dans ce saisissant portrait d’une émancipation. Alice Bienaimé, mue par son désir de vivre au diapason de son corps et du monde qui l’entoure, y déploie la force singulière qui lui permettra de traverser les convulsions de l’histoire, la sienne, et celle de son pays. Et c’est magnifique.